|
|
Retour sur mai 2002
Un regard sur la société
française
G. Soriano
Dans
la nuit du 21 avril, les journalistes qui donnent les premiers résultats
de la présidentielle et la tendance du vote à ce moment-là
tombent des nues : au lieu du résultat prévu, qui donnait pour vainqueurs
Jospin et Chirac, c'est le sinistre Le Pen qui est annoncé présent
au second tour, en dépit d'une campagne plutôt discrète. L'inversion
de ce que prédisaient les sondages quelques jours encore avant le scrutin
et l'échec patent de la politique des socialistes sont à l'origine
du traumatisme qui va secouer le pays
Entre
les deux tours, les manifestations antifascistes se multiplient. Le point culminant
est atteint le 1er mai, avec deux millions de personnes dans les rues. Mais "manifester
ne suffit pas, il faut voter" et, bien entendu, la grande majorité
de ces antifascistes - qui ne cessent d'agiter le spectre de l'Allemagne de 1933
- invitent à voter pour l'"escroc" contre le "facho",
en se bouchant le nez et en mettant des gants. Tous en appellent à la défense
des valeurs de la République pendant que quelques politiciens et journalistes
parlent de la "honte d'être français", surtout après
avoir donné des leçons de démocratie à toute l'Europe
après l'arrivée au pouvoir de Berlusconi et Fini en Italie et d'Haider
en Autiche. La pression sur les récalcitrants atteint des niveaux insupportables.
Même quelques anarchistes appellent à voter Chirac.
Dans la nuit
du 5 mai, Chirac rafle la mise avec un confortable 82,21 % des voix et une abstention
qui tombe à 20,29 % (et un peu plus de 1,7 million de votes blancs ou nuls,
soit 5,39 %).
La chasse aux responsables
Dès
le 21 avril au soir, la chasse aux responsables de la double surprise du premier
tour, qui va donner une tournure inusuelle aux échéances suivantes,
est ouverte. Politologues, journalistes, analystes, commentateurs et politiciens
de toute espèce, chacun a son bouc émissaire préféré.
Bien sûr, chacun prend en compte un ou plusieurs aspects de la situation
et rien de ce qui s'écrit ou se dit n'est complètement faux : la
falsification, d'après nous, réside dans la relation entre ce que
chacun essaie de mettre en relief et ce qu'il tente de dissimuler. Au total, les
responsables seraient :
- les sondages - constamment démentis par les
résultats - qui n'ont pas permis de mesurer la gravité de la situation
et, par conséquent, d'ajuster la campagne aux tendances réelles
de l'électorat :
- les médias, à commencer par la télévision,
qui ont joué à fond sur le thème de l'insécurité,
en entretenant un sentiment de peur chez les gens, même là où
le taux de criminalité était relativement bas ;
- la division
de la gauche, dont la multiplication des candidats aurait enlevé des voix
à Jospin, en particulier Christiane Taubira (600 000 suffrages) ou J.-P.
Chevénement qui, porté par les premiers sondages, avait commencé
à se prendre pour une réincarnation de De Gaulle ou les Verts qui
savent renoncer à la fermeture des centrales nucléaires mais pas
aux quelques voix de plus susceptibles de leur assurer quelques portefeuilles
ministériels ;
- les trotskistes, qui au lieu de rester à leur
place, comme roue de secours du PCF, cherchent à canaliser les votes protestataires
de secteurs sociaux qui jusque-là étaient restés tranquilles.
Or l'on sait que malgré qu'elle en ait, la LCR appellera à voter
pour Chirac au second tour ;
- les abstentionnistes, qui auraient manqué
à tous leurs devoirs en n'allant pas voter. Tous les moyens seront bons
pour les culpabiliser entre les deux tours. On assistera à la même
chasse aux abstentionnistes au moment des législatives de juin, ce qui
n'empêchera pas le taux d'abstentions d'augmenter de plus de 10 % entre
le 21 avril et le 16 juin ;
- les immigrés (et, plus généralement,
les étrangers) qui ne savent pas rester à leur place et qu'on voit
un peu trop, paraît-il, au moment et dans les lieux les moins indiqués.
Le battage fait autour du camp de Sangatte et des candidats à l'asile politique,
de La Marseillaise sifflée au stade de France, des arrestations de Français
d'origine arabe soupçonnés d'être des membres d'Al-Qaida,
l'essor des actes antisémites attribués aux Maghrébins, ce
sont là autant d'éléments qui, après leur traitement
médiatique, deviennent des facteurs de perception négative de l'étranger,
venus alimenter le vote lepéniste ;
- les médias, à nouveau,
chez qui l'équation "délinquant" égale "étranger"
(arabe) est présente de façon subliminale dans la surenchère
sur l'insécurité entre Chirac et Jospin, dont a bénéficié
Le Pen sans presque avoir eu besoin de faire campagne, puisque les autres l'ont
faite à sa place ;
- l'incapacité à communiquer des socialistes
et de la gauche en général, ce qui est indiscutable, si on en juge
par l'arrogance des gouvernements de gauche et le ton pédant adopté
par leur porte-parole face au commun des mortels. Jospin apportera la cerise sur
le gâteau en indiquant que son programme électoral ne devait pas
être regardé comme un programme socialiste, ce à quoi sa base
ouvrière répondra en lui rendant la monnaie de sa pièce.
Bilan
du gouvernement Jospin
Le
plus intéressant est de constater que tous ces arguments ont servi principalement
à éviter un bilan sérieux de ce que le PS et la gauche plurielle
en général avaient fait au cours des cinq années précédentes.
Et pourtant, pour qui n'est pas complètement aveuglé par l'idéologie
moderniste et libérale en vogue, le bilan de l'honnête Jospin est
on ne peut plus instructif. Les mesures prises auraient toutes été
inspirées par une bonne volonté évidente à l'égard
des plus pauvres. Les faits disent tout autre chose. Voyons-les de façon
synthétique.
a) La première et la plus importante des mesures
sociales de la gauche fut la loi des 35 heures, qui provoqua une vague de grèves
sans précédent dans les entreprises et dans la fonction publique.
Si on va au-delà du vernis "social", on voit qu'il s'agit d'une
loi qui augmente la flexibilité dans l'utilisation de la main-d'œuvre pour
une majorité de salariés et améliore la condition des cadres,
en introduisant des limites à l'amplitude de leur temps de travail. Ceux-ci
ont gagné de la sorte un supplément de temps libre, dont ils peuvent
jouir grâce à leurs revenus. En revanche, les salariés les
plus modestes ont vu leurs heures supplémentaires amputées, qui
leur étaient nécessaires pour arrondir leurs maigres salaires. En
pratique cela revenait donc à une diminution des salaires et une augmentation
de la flexibilité. Un sondage indiquera qu'une bonne moitié des
Français souhaiteraient travailler plus : si on remplace "travailler
plus" par "gagner plus", on a une bonne clé de compréhension
du sondage et des effets de la loi.
b) La lutte contre le chômage fut
présentée comme une priorité du gouvernement. Elle commença
par une modification des modalités de calcul des statistiques, qui à
partir de ce moment-là sont systématiquement manipulées pour
permettre de faire baisser le nombre des chômeurs tout en augmentant les
bénéficiaires du RMI, qu'on n'inclut pas dans les listes des chômeurs.
En 1998, le gouvernement refusa de faire passer à 4 000 francs (610 euros)
les minima sociaux, qui était la revendication centrale du mouvement des
chômeurs. Par ailleurs, on a eu recours à la carotte de la "prime
à l'emploi" et au bâton du Pare pour faire retrouver aux chômeurs
le chemin du travail, y compris dans des conditions particulièrement défavorables
pour eux À tout cela, il faut ajouter les 300 000 emplois-jeunes et la multiplication
des statuts précaires dans tous les secteurs, d'où une précarisation
touchant l'ensemble du monde du travail. Toutes les mesures de "lutte contre
le chômage" se sont traduites par des exonérations et des avantages
pour les entreprises.
c) La loi CMU, qui instituait la couverture médicale
universelle, qui devait couvrir les dépenses médicales des plus
modestes, ne concerne plus que ceux qui gagnent moins de 3 600 francs (550 euros)
par mois. Il s'agit d'une loi qui ne fait que sanctionner la séparation
entre la couverture assurée par les contributions des travailleurs et l'assistance
fournie par l'État aux plus pauvres. Le projet a suscité beaucoup
d'espérances, vite déçues à cause d'une application
bureaucratique, pleine de sophismes et de pièges légaux qui laissent
en rade de nombreuses personnes parmi celles qui pouvaient en espérer quelque
chose. La loi de solidarité et de restauration urbaine (SRU) - une sorte
de salmigondis sur les conditions urbaines et le territoire - qui ne fait rien
d'autre qu'amplifier les effets de fracture entre ceux qui sont dedans et ceux
qui sont dehors, y compris pour un euro de plus ou de moins, pour ne rien dire
des aspects purement idéologiques ou, pire encore, de cette véritable
escroquerie à l'égard des plus pauvres, à l'image de la "carte
solidarité transports", qui est supposée garantir l'accès
des plus pauvres aux transports, à des prix réduits, mais qui, précisément,
exclut des réductions les cartes Orange mensuelles, c'est-à-dire
la clé d'accès normale des résidents, qu'on traite du coup
à l'égal de touristes.
d) S'agissant de l'insécurité,
on a dit que Jospin s'était laissé entraîner par Chirac sur
un terrain qu'il n'avait pas choisi. Cependant, ces dernières années,
le problème avait été assumé par le gouvernement comme
partie essentielle de son programme, avec la mise au point de "contrats locaux
de sécurité", lesquels impliquaient la collaboration de la
police, des institutions locales, des contrôleurs des transports, des institutions
scolaires et éducatives et des structures de prévention et de répression
diverses, le tout en vue d'une augmentation explicite de la répression.
Dans ce domaine, le gouvernement avait déjà largement prouvé
son total suivisme par rapport à la droite. La présence de forces
de police dans les transports urbains, dans les rues et les quartiers populaires,
était devenue un élément habituel du paysage. Non seulement
la vague anti-terroriste déchaînée après le 11 septembre
avait alimenté le syndrome d'insécurité mais, en outre, elle
permit l'adoption rapide de mesures répressives spécifiques contre
les classes les plus pauvres. Qu'on pense, par exemple, à l'adoption d'une
mesure contre la fraude dans les transports publics qui prévoit jusqu'à
six mois de prison pour les récalcitrants qui ne paient pas les amendes.
On voit que Ben Laden a vraiment bon dos.
e) La loi sur l'épargne salariale
a ouvert de fait la voie à la réforme des retraites et l'introduction
des fonds de pension. La différence - introduite par un gouvernement de
droite en 1993 - entre les fonctionnaires, qui prennent leur retraite avec 37,5
ans de cotisation et les travailleurs du privé qui doivent en totaliser
40, est maintenue malgré les expectatives des salariés. On reparle
de repousser l'âge de la retraite pour tous, en commençant par les
fonctionnaires, et on introduit la "liberté" de prendre sa retraite
à 63 ans. Pour les femmes, on rétablit la "liberté"
du travail nocturne afin de se conformer aux règles européennes.
f)
Nul n'ignore qu'aucun gouvernement de droite n'a privatisé autant d'entreprises
publiques que le gouvernement Jospin. La loi qui devait viser à décourager
les licenciements, sur laquelle le PC avait fait campagne, fut rédigée
de façon si timide qu'elle eut des effets contre-productifs. Le PS, ne
voulant pas heurter les entrepreneurs, s'opposa à des mesures de protection
plus explicites. Le PCF a vécu cela comme une humiliation et les ouvriers
comme une mauvaise plaisanterie, au moment précisément où
les licenciements chez Renault, Michelin, Danone et Moulinex alimentaient le mécontentement
et une forte demande de protection à l'adresse de la gauche. Quand on sait,
en outre, que, au cours des trente dernières années, les différences
de revenu n'ont fait que croître entre les secteurs les plus riches et les
pauvres de la société, doit-on s'étonner que le PS ait obtenu
11 % des votes ouvriers, 14 % de ceux des chômeurs et 15 % des intérimaires
et que la gauche de gouvernement dans son ensemble ait réuni 23 % des votes
des chômeurs alors que Le Pen en a obtenu 30 % à lui tout seul (et
6 % pour Mégret)? La gauche totalise 24 % des voix des ouvriers contre
25 % à Le Pen. En revanche, celle-là obtient 41 % des voix des cadres
du privé, dont 17 % pour le seul PS Doit-on s'étonner de ce que les licenciés de Danone ou Moulinex
aient refusé de voter pour les partis qui recueillent les suffrages de
ceux qui les ont poussés vers la sortie ? De ce que les chômeurs
expriment leur indifférence ou leur désespoir ? En 1995, le FN était
déjà le " premier parti ouvrier " en France.3 La tendance
n'a fait que se confirmer ensuite et la gauche au gouvernement a creusé
sa propre tombe.
Quelques questions de fond
Traiter
les problèmes de fond sous-jacents aux comportements électoraux
des Français exigerait de très longues analyses que nous ne pourrons
pas développer ici. Nous nous contenterons d'indiquer quelques-uns des
problèmes de la société française, dont l'analyse
permettrait de mieux comprendre les tendances actuelles, en insistant sur quelques
éléments apparus au grand jour au cours des dernières campagnes
électorales.
Tout cela doit être replacé dans une tendance
européenne, relativement homogène, qui se concrétise pour
des motifs et sous des formes spécifiques liées à l'histoire
et aux caractéristiques politico-sociales des différents pays, tendance
qui s'est probablement manifestée aussi en France. Il y a trois ans, 13
pays européens sur 15 étaient dirigés par des gouvernements
de gauche ou de centre-gauche. Entre-temps, l'axe politique de l'Europe s'est
incliné clairement vers la droite, en particulier en Autriche, en Italie,
au Danemark, aux Pays-Bas, au Portugal, en Espagne, au Luxembourg, en Irlande,
en Norvège, dont tous les gouvernements sont aux mains de la droite. Par
ailleurs, peut-on regarder le gouvernement Blair comme étant à gauche
alors qu'il est tenu pour un modèle par de nombreux libéraux ? Enfin,
là où la gauche est restée au pouvoir, elle tend à
céder du terrain, comme on l'a vu en Belgique et en Allemagne. La tendance
actuelle aux États-Unis (démantèlement de l'Etat providence,
libéralisme de Reagan et Bush senior) vient de loin déjà
et a exercé une influence en Europe sur laquelle il n'est point besoin
de revenir.
Dans ce contexte, la France confirme ses vieilles caractéristiques
de pays conservateur qui reste attaché à ses institutions y compris
au moment où la désaffection des couches populaires atteint des
sommets, et qui le manifeste par un vote conservateur alimenté notamment
par les peurs des classes moyennes.
La satisfaction des cadres à l'égard
du bilan de gouvernement de la gauche ne suffit pas à modifier la direction
politique du pays. La crise du monde ouvrier et sa décomposition entretiennent
le repli sur soi, et la polarisation sociale, qui en est à l'origine, ne
peut qu'en sortir renforcée.
L'abstention exprime la dépolitisation
de la société, tandis que la démocratie se confirme comme
technique de gestion du capitalisme ordinaire, accélérant ainsi
la désaffection des classes exploitées. La fracture entre société
civile et société politique, entre l'ensemble constitué d'un
côté par les jeunes, le monde ouvrier et les chômeurs et par
le monde politique de l'autre, devient un élément stable et central
de la vie du pays. L'apparition de cette méfiance à l'endroit de
l'État est un phénomène relativement nouveau dans la société
française, marquée par une très forte culture politique étatique,
en dépit d'épisodes passagers.
Si, après le premier tour
des présidentielles, tous les partis ont connu un nouvel afflux d'adhésions,
la tendance à long terme - et on peut parier qu'elle ne s'inversera pas
- est plutôt vers une désaffiliation générale. La fin
de la guerre froide et le contre-coup de la fin de " l'Empire du Mal "
ont fait sentir leurs effets sur le PCF d'une façon particulièrement
cruelle. Personne ne peut évidemment prévoir s'il parviendra à
survivre et quelle sera son évolution. Ce qui est sûr, en revanche,
c'est que son hégémonie sur le monde ouvrier est terminée.
Le succès de Le Pen a relégué à l'arrière-plan
de la scène médiatique cette dimension des élections, mais
il s'agit là sans doute d'un fait politique de la plus haute importance,
qui va contraindre l'ensemble de la gauche à revoir ses propres stratégies
électorales.
La lente croissance des Verts a subi, on l'a vu, un coup
de frein brutal. Il n'en va pas de même de leur intégration dans
le panorama politique en position de subordination au PS. Expression libérale
et ouverte à l'Europe de couches moyennes modernistes, rassemblant quelques
composantes dotées d'une véritable sensibilité sociale, les
Verts ne parviennent pas à proposer un modèle cohérent de
société et, face à un capitalisme libéral contre lequel
ils n'osent pas se révolter, se trouvent pris dans une contradiction :
celui-ci détruit l'environnement qu'ils entendent préserver, mais
crée par là les conditions de leur émergence politique.
Le
vote trotskiste ressemble à une bulle de savon. Si les organisations trotskistes
parviennent à l'occasion à canaliser un vote protestataire, sur
le plan politique elles n'apparaissent guère que comme l'aile la plus à
gauche du PS et continuent à vivre sur le mythe du parti en construction,
tout en essayant, plus prosaïquement, d'arracher quelques morceaux du cadavre
encore fumant du PCF. Que certains de leurs militants puissent se retrouver dans
les luttes sociales ou proposer des analyses parfois pertinentes ne peut occulter
l'incapacité profonde des trotskistes à esquisser une culture du
conflit appropriée à la société où nous vivons
aujourd'hui.
Venons-en maintenant à la question de l'immigration, qui
ne se comprend, elle, qu'en se plaçant sur le très long terme. La
France est le seul pays européen qui, durant presque deux siècles,
est resté un pays d'immigration et s'est montré capable d'absorber
de grandes vagues migratoires, en provenance de nombreux pays européens
et extra-européens. Si elle n'est pas devenue un pays raciste, on sait
qu'il a connu de profondes crises de xénophobie, notamment au moment des
époques de crise économique. Aucun pays ne peut lui être comparé
de ce point de vue en Europe : le seul parallèle qu'on pourrait lui trouver
est outre-Atlantique, aux États-Unis
Le fait que l'intégration
des différentes vagues migratoires se soit d'autant mieux faite que les
communautés migrantes étaient mieux structurées - les Arméniens
dans le Sud et les Polonais dans le Nord - met en lumière la spécificité
de la relation des Français à l'égard de son immigration
maghrébine, à la fragmentation de cette communauté, à
sa subordination culturelle, à sa tentative désespérée
de conserver une identité (ou de se construire une identité mythique,
à l'image de ce que font ces jeunes des banlieues qui chantent les louanges
de Ben Laden ou rejoignent les rangs islamistes, comme l'illustre bien l'histoire
de Khaled Kelkal) et à sa difficulté à être pleinement
intégrée. Et dans ce rejet il n'y a guère de place pour une
distinction entre nationalistes algériens, émigrés ou harkis
(ou leurs descendants).
Nous en arrivons de la sorte au centre du problème,
sur lequel on a déjà beaucoup écrit bien qu'on soit encore
fort loin de sa résolution : la crise du modèle d'intégration
par assimilation, qui a fonctionné en France durant deux siècles
mais qui aujourd'hui semble tombé en panne.
Il y a à présent
4,3 millions d'immigrés, pour une bonne part en provenance de l'ex-empire
colonial. Sommes-nous sûrs que les problèmes viennent de la relation
avec ces secteurs de la population ? Ne s'agirait-il pas plutôt des comptes
que la France doit régler avec son propre passé colonial et avec
les enfants et petits-enfants qui en sont issus et auxquels elle ne parvient pas
à offrir une perspective d'intégration et de promotion sociale,
comme elle l'avait fait tant bien que mal pendant les Trente Glorieuses ?
En
effet, la concurrence sur le marché du travail ne met pas aux prises ouvriers
autochtones et immigrés (qui, en général, acceptent les travaux
les moins gratifiants), mais s'exerce contre les beurs (et, depuis peu, les jeunes
d'origine sub-saharienne) qui, victimes de diverses discriminations, finissent
par grossir les rangs des chômeurs et de la petite délinquance, souvent
liée au trafic de drogue. Par conséquent, il n'est pas étonnant
que les contradictions auxquelles nous avons fait allusion apparaissent de la
façon la plus visible et la plus virulente au sein de l'école, là
où se retrouvent à peu près tous les jeunes. Vu que l'ascenseur
social est bloqué, l'école devient ipso facto un foyer de frustrations
sociales, d'espoirs déçus et de fausses promesses. En l'absence
d'un marché du travail accueillant, l'engagement de mener 80 % de chaque
classe d'âge au baccalauréat transforme l'école en antichambre
du chômage. Naturellement, les jeunes en échec ou exclus du système
scolaire sans aucun diplôme sont socialement plus fragiles et constituent
une proie facile pour l'économie clandestine ou criminelle. Et à
l'école, qui catalyse les contradictions symboliques - on se souvient de
l'affaire du tchador - le climat ne cesse de se dégrader. Il est clair
que la diffusion des formes de violence juvénile, du racket, du trafic
de drogue, de machisme, des regroupements sur des bases ethniques passe très
souvent par l'école, en alimentant les tensions et les peurs.
Les tendances
au démantèlement programmé de l'école (sauf pour une
élite) en tant que formatrice de valeurs civiques et capacité critique,
au profit d'une institution productrice de consommateurs ignorants, incapables
de remettre en question la société où ils vivent, proies
toutes désignées de l'industrie du divertissement, semblent en effet
trouver leur confirmation dans ces tentatives de réforme que la gauche
de gouvernement a tenté de mettre en pratique au cours de ces dernières
années, dans le droit fil de ce que la droite avait fait avant elle
Le
vote FN
On
a tout dit du vote pro-FN du 21 avril 2002 : vote politique, protestataire, de
désaffection, de peur, d'exaspération ou de désespoir, parfois
vote d'adhésion à des valeurs et (un peu moins) à un programme.
Mais aussi vote raciste et xénophobe, qui, à en croire certains
analystes, serait l'expression d'un "sens commun" partagé par
la majorité des partis, dont on préfère ne jamais parler,
comme si cela équivalait à ouvrir la boîte de Pandore.
La
tendance profonde qui s'exprime à travers le vote FN est présente
en France depuis le début du XXe siècle, bien visible dans cette
peur de l'invasion étrangère, qui apparaît principalement
en temps de crise économique - jusqu'aux années vingt, elle visait
surtout l'immigration italienne, avec les lynchages anti-italiens d'Aigues-Mortes,
de Grenoble ou de Marseille - et à laquelle le mouvement ouvrier lui-même
n'est pas resté étranger : il n'est que de penser aux consignes
du PCF ("achetons français") ou aux bulldozers que le maire communiste
de Vitry envoya au début des années 80 pour démolir un foyer
de travailleurs immigrés.
Le Pen ne cesse d'insister sur le thème
de la "préférence nationale" s'agissant de l'emploi, de
l'attribution de logements, des aides financières, des places en crèche
et dans les services publics, etc. Mais personne ne parle à voix haute
de celle pratiquée couramment dans toute la fonction publique, où
la porte de la titularisation est fermée officiellement aux étrangers
non-européens et où les étrangers, placés en situation
précaire, se voient, quand d'aventure ils se trouvent en concurrence avec
les autochtones, poussés gentiment vers la sortie après avoir, des
années durant, servi de bouche-trous dans des secteurs où il existe
un manque de personnel local et qui exigent un certain niveau de qualification.
L'expérience faite par les maîtres-auxiliaires d'origine maghrébine,
les médecins en provenance d'Extrême-Orient, les infirmières
recrutées à l'étranger est là pour nous rappeler que,
de fait, la préférence nationale est déjà une réalité.
C'est d'ailleurs son existence de fait qui permet l'usage du thème à
des fins électorales, puisqu'elle ne heurte plus le sens commun.
Nous
disions donc que le problème de la relation avec les Maghrébins
a pour noyau le passé colonial de la France en Algérie. Bien que
le temps ait passé et les blessures se soient fermées, on ne peut
oublier qu'une génération de Français partit faire une guerre
non déclarée, une sale guerre où elle pratiqua la torture
ou en fut témoin, avant d'essayer de survivre au traumatisme de l'expérience.
Au-delà des discours de l'élite (politique, médiatique, intellectuelle),
les individus qui vécurent ces années en ont gardé un souvenir
douloureux et ils eurent le plus grand mal à comprendre la volte-face finale,
l'abandon d'un territoire que les politiciens de l'époque proclamaient
"partie intégrante" de la France. Au moment de cette guerre lancée
par un gouvernement de gauche et conduite par un ministre de l'Intérieur
socialiste comme s'il s'agissait d'une vulgaire "opération de police",
aucun parti politique n'appela à la désertion et on en laissa les
individus livrés à eux-mêmes. Aujourd'hui, face à un
pouvoir politique qui ne parvient pas à assumer son propre passé
ou le fait avec le plus grand mal (" il était juste d'obéir
aux ordres, pas de torturer "), Le Pen dit à haute voix qu'il n'y
a aucune raison d'avoir honte, que lui avait défendu la grandeur de sa
patrie et qu'il le referait si c'était à refaire. Beaucoup d'anciens
combattants se reconnaissent dans ces paroles, parce qu'ils veulent pouvoir continuer
à se regarder dans la glace sans avoir envie de se cracher à la
figure, et ils retrouvent un orgueil national qui ne se manifeste plus aujourd'hui
que dans les confins du Stade de France. De nombreux harkis ou pieds-noirs ne
sont pas insensibles à cette rhétorique. Bien sûr, là
n'est pas la cause première du vote lepéniste, mais cela peut expliquer
sans doute la réaction d'une partie de l'électorat FN.
La question
de l'insécurité n'est pas une invention de Le Pen ou des médias
: sans elle, on ne comprendrait pas le vote pro-FN de nombreux Français
d'origine étrangère (y compris, à l'occasion, maghrébine)
vivant dans les banlieues. L'insécurité est un problème qui
touche l'ensemble de notre société, à commencer par l'insécurité
sociale, face à l'emploi et à l'avenir, et cette insécurité
profonde en engendre d'autres, plus tangibles mais aussi plus facilement exploitables
sur le plan électoral. En outre, avec le journal télévisé,
les acteurs d'actions sanglantes entrent régulièrement chez les
gens. Ce qui compte n'est plus ce qui se passe dans notre vie quotidienne, mais
"ce qui pourrait nous arriver" et que la télévision nous
rapporte comme quelque chose d'envisageable, de probable, de normal même.
Peu de gens peuvent raconter qu'ils ont été victimes d'une agression,
mais en revanche ils sont des millions qui "connaissent un tel" qui
"connaît tel autre" qui, lui, l'a été. Un exemple
on ne peut plus emblématique : dans un article paru dans Le Monde du 30
avril 2002, le journaliste Gurvan Le Guellec rapporte cette phrase d'un "
jeune électeur lepéniste " de Romorantin qui a l'impression
de vivre " un monde de fous ", parce que, dit-il candidement, "
il y a tellement d'insécurité à la télé ".
Au
lieu d'aller dans le sens d'une société plus conviviale et plus
ouverte, les réponses que les gouvernements successifs ont données
au problème se situent sur le seul plan répressif : sur ce terrain,
Le Pen, qui attise sans vergogne cette guerre entre pauvres - simplifiant les
problèmes, jouant les hommes providentiels, désignant les jeunes
à la vindicte des vieux, les "teneurs de mur" à celle
des passants… - a encore beaucoup d'avance sur les autres
Naturellement,
Le Pen a capitalisé une grande partie de la méfiance qui, dans un
pays à forte tradition nationaliste, s'est manifestée contre l'unification
européenne et contre le traité de Maastricht en particulier, présenté
comme l'agent de la perte de souveraineté du pays. Bien sûr, il n'a
pas été le seul à jouer sur ce registre, mais son nationalisme
est le plus radical parmi ceux qui sont sur le marché et la cohérence
globale de sa xénophobie lui permet de le vendre mieux que tous les Pasqua,
de Villiers, Chevènement, etc.
Rappelons que Le Pen commença
sa carrière politique comme député du mouvement poujadiste.
Ce n'est qu'en 1972 qu'il fonda le Front national, fédérant autour
d'Ordre nouveau une multitude de groupuscules néo-fascistes qui constitueront
l'ossature du nouveau parti À toutes ces composantes il convient d'ajouter
les nationalistes révolutionnaires, les catholiques traditionalistes, les
partisans de la secte Moon, puis les membres du GRECE et les militants de la "nouvelle
droite". Les références fondamentales des militants étaient
en grande partie néo-fascistes et néo-nazies - bien que certains
d'entre eux fassent passer leur haine de l'Arabe avant leur haine du Juif -, mais
on a recyclé et intégré l'expérience vichyste, celle
de l'Algérie française et de l'OAS. L'idéologie qui en résulte
est un salmigondis réactionnaire et xénophobe, où le nationalisme
et la mystique du Chef servent de ciment. Le parti a une existence essentiellement
électorale, ce qui n'exclut pas les manifestations violentes, qui restent
cependant marginales et, en général, mettent la direction du parti
dans l'embarras. Ses premiers succès électoraux viennent, on le
sait, avec les années 80 et l'arrivée de Mitterrand au pouvoir,
qui ne se prive pas d'utiliser le FN pour diviser la droite. L'ascension du FN,
qui semble se nourrir de la décomposition du PC ou de la perte de références
des vieux secteurs catholiques, apparaît irrésistible jusqu'en décembre
1995. La première crise réelle se produit à l'occasion du
mouvement contre le plan Juppé, quand la composante ouvrière de
son électorat se retrouve dans la rue à côté des autres
salariés - ou, en tout cas, partage leur colère - pendant que sa
composante poujadiste et épicière se range de l'autre côté.
Même si elle ne semble pas avoir une relation directe avec ces événements,
la scission de décembre 1998 est un effet naturel de cette division. Les
deux fractions ont subi le contre-coup de la rupture - qui a montré au
grand jour leurs méthodes communes - à un tel point que les élections
qui suivirent laissèrent penser à une inversion de tendance. Toutefois,
la capacité de Le Pen à catalyser la peur et les tensions de la
société française a démontré qu'on avait enterré
le FN un peu trop vite.
Il peut être utile de s'arrêter un moment
sur les positions adoptées par ses adversaires. Voyons, en premier lieu,
le rapport de forces établi au soir du 21 avril : les 17 % obtenus par
Le Pen, aussi frappants qu'ils soient pour l'imaginaire des Français, ne
lui donnent aucune possibilité réelle d'accéder à
la présidence de la République. Le fait qu'il soit populiste, démagogue,
xénophobe et autoritaire, assez proche du fascisme, tout cela, bien sûr,
suffit à le rendre profondément détestable. Mais doit-on
en conclure que la démocratie serait soudain en danger ou qu'on serait
à deux doigts de revivre l'expérience connue par l'Allemagne en
1933 ? L'appareil politico-militaire que Hitler contrôlait et utilisait
n'a rien de commun avec les structures actuelles du FN, qui compte à peine
quelques milliers de militants. Quant au climat de guerre civile qui porta Hitler
et Mussolini au pouvoir, il ne présente aucune ressemblance avec celui
de la France de 2002. La bourgeoisie du pays ne semble, pour l'heure, guère
craindre l'initiative ouvrière ni traverser de crise particulière.
D'ailleurs, elle ne donne pas ses suffrages à Le Pen et a même tendance
à se méfier de lui, en qui elle voit un facteur d'instabilité
: les réactions de la Bourse au lendemain du 21 avril sont assez significatives
à cet égard. Le grand capital et le monde de la finance ont visiblement
d'autres chats à fouetter.
De surcroît, si l'intégration
européenne met en lumière les tendances xénophobes et réactionnaires
bel et bien présentes aux Pays-Bas, en Belgique, en Autriche, en Italie,
en France, en Angleterre, etc., elle rend aussi plus difficile, dans le même
temps, la réalisation des tentations autoritaires des apprentis-dictateurs.
Enfin,
on aura garde d'oublier que l'émergence du fascisme dans les années
20 et 30 fut incontestablement liée à la crise de l'État
libéral : la solide tradition étatique française, le centralisme,
la persistance d'un État fort - qui, du coup, rend inutile la tentation
fasciste - tout cela fait obstacle aux forces fascisantes chaque fois qu'elles
peuvent devenir un facteur de déstabilisation pour les classes dirigeantes
elles-mêmes, tant sur le terrain social que politique.
La crise
du monde ouvrier
La
dernière pièce importante qu'il convient d'ajouter à cette
tentative de reconstruction du puzzle français, c'est la situation de crise
et de décomposition du monde ouvrier. Une crise et une décomposition
qui peuvent se lire sur le plan des transformations sociologiques, mais surtout
sur le plan de la perception qu'en a le reste de la société et de
celle qu'a de soi ce monde ouvrier touché par la perte de son identité
et de sa foi en lui-même en tant porteur sinon d'une société
différente, du moins d'une forme d'altérité à l'égard
de la société dominante
Les ouvriers, au sens strict, représentent
entre 26 et 28 % de la population active (soit 6 à 7 millions de personnes),
dont 80 % d'hommes, souvent mariés à des employées, ce qui
signifie donc qu'environ 40 % des enfants naissent et sont éduqués
dans des familles ouvrières. Les grandes concentrations ouvrières
ont été en grande partie démantelées ou voient leur
taille se réduire peu à peu. On a assisté à une sorte
de recomposition du monde ouvrier, fondée sur les trois catégories
suivantes : les ouvriers de l'industrie (la grande majorité de la classe
jusqu'aux années 70, minoritaires à présent), les ouvriers
de type artisanal, qui en général s'impliquent énormément
dans leur travail, et, enfin, les chauffeurs et ouvriers du transport, de la gestion
des stocks et autres tâches polyvalentes, ce dernier groupe étant
plus proche, du reste, des fournisseurs de services que des producteurs. C'est
cette catégorie ouvrière qui a connu, ces dix dernières années
le plus grand essor (+ 20 % pour les conducteurs de transports en commun, + 25
% pour les chauffeurs-livreurs et + 35 % pour les conducteurs d'engins de déplacement
de marchandises). Il est allé de pair avec un fort développement
du travail précaire et intérimaire, des bas salaires, de l'insécurité
face à l'avenir, de la flexibilité des horaires et des tâches.
Dans
un tel contexte, la loi des 35 heures oblige purement et simplement à faire
en 35 heures le travail fait auparavant en 39 heures.
L'essor du secteur tertiaire
a laissé de profondes traces non seulement sur l'organisation du travail
et les conditions de travail, qui se sont extraordinairement dégradées,
mais aussi sur les relations des ouvriers avec leur environnement. En effet, ils
sont de plus en plus isolés, obligés de vivre dans les grands ensembles
populaires, souvent réduits à l'état de minorité ethnique
au sein d'une majorité d'immigrés, ou bien isolés physiquement
dans des pavillons de banlieue, où les contacts avec le reste du monde
passent par la télévision, le téléphone portable par
l'entremise duquel leur patron leur indique ce qu'ils feront la semaine suivante
et surtout par les relations de leurs enfants à l'école, avec toutes
les tensions que cela suppose.
La disparition des vieux réseaux de solidarité
syndicale ou politique n'a pas été compensée par le nouvel
associationnisme qui, généralement, se construit en marge des relations
de travail et est incapable de remplacer les anciennes formes de socialisation.
Maintenant,
les employés - qui ont dépassé numériquement les ouvriers
depuis 1995 - sont aussi mal payés que ces derniers et l'évolution
de leur environnement de travail sous l'effet de la taylorisation puis de l'informatisation
leur a fait perdre le peu d'autonomie qui leur restait. Ensemble, ouvriers et
employés représentent encore 12 à 13 millions de salariés.
Le
secteur qui a connu le développement le plus significatif est celui des
services aux particuliers : si on y ajoute les employés du commerce, cette
catégorie est devenue prépondérante par rapport à
celle des employés administratifs. Ces dix dernières années,
on a assisté à une augmentation considérable du nombre des
assistantes maternelles (+ 100 %), des employés de maison et des femmes
de ménage (+ 47 %), des employés et serveurs dans les secteurs de
l'hôtellerie et de la restauration (+ 20 %).
Mais si les formes de socialisation
et la mobilité sociale sont plus fluides parmi les employés que
chez les ouvriers, les salaires sont désormais également faibles
dans ce secteur, la proximité avec le client plus étroite, les pressions
en faveur d'un surcroît de disponibilité et d'implication plus fortes
et plus personnalisées. Au point que les succès ou les échecs
sont vécus et intériorisés comme l'expression de qualités
personnelles plus que comme un fait social.
En même temps, nous assistons
à la formation d'une nouvelle classe travailleuse, jeune, précaire,
mobile et flexible mais capable de réagir. Elle n'est pas liée aux
vieilles idéologies du mouvement ouvrier - et souvent, d'ailleurs, l'éloignement
vis-à-vis de la culture des parents est source d'incompréhensions
et de conflits générationnels - mais elle cherche et trouve parfois
la voie de la lutte et le plaisir de la révolte. Ses relations avec les
vieilles structures politiques et syndicales sont parfois inexistantes, parfois
ambiguës, et parfois conflictuelles. La circulation d'une culture du conflit
devient en l'occurrence un préalable à toute construction organisationnelle,
comme dans le passé, ne serait-ce que parce que ces jeunes portent avec
eux un bagage d'expériences qu'ils ont mûries, même si le patron
qui les exploite change tous les trois mois.
Une conclusion provisoire
La
prise de distance à l'égard de la politique et des formes dominantes
de régulation auquel on assiste actuellement est certes douloureuse mais
probablement nécessaire si l'on veut voir renaître une culture du
conflit et réapparaître les luttes autonomes de la "classe la
plus pauvre et la plus nombreuse". Sans cette prise de distance, on ne peut
espérer reconstruire les conditions qui permettent de penser une société
différente, d'où serait bannie l'exploitation de l'homme par l'homme.
Le chemin, on le sait, est plein d'embûches et les obstacles ne manquent
pas, mais le changement est inhérent au capitalisme, c'est d'ailleurs là
sa plus grande force. Il dépend de nous d'essayer de comprendre dans quel
sens celui-ci évolue, d'influer sur le sens de ce changement sans perdre
de vue la relation existant entre les luttes d'aujourd'hui et la société
qu'elles peuvent préfigurer.
Ce qui compte, à nos yeux, c'est
d'agir sur les causes profondes de l'actuelle crise de confiance : le retour des
luttes sociales de ces dernières années est sans doute encourageant,
mais encore trop timide : les luttes restent fragmentaires et isolées,
et pourtant elles trouvent un écho favorable au sein de la société.
Les syndicats institutionnels ne peuvent plus y faire obstacle : pour les contrôler,
ils sont obligés souvent de les seconder. Avec la fin de " l'Empire
du Mal ", l'hypothèque que le léninisme avait fait peser pendant
soixante-dix ans sur les luttes sociales semble se dissiper, bien que cela engendre
d'autres problèmes. Si la situation sociale reste fluide et en mouvement,
le contexte politique pourrait s'avérer un accélérateur imprévisible
et nous réserver quelques surprises.
G. Soriano
. Parmi les nombreux textes sur le sujet, j'en retiendrai deux qui abordent quelques
questions de fond : Alain Bihr, "Petit traité de séismologie
politique" et l'anonyme "Le 13 mai de Jacques Chirac", parus dans
A Contre Courant, n° 134, mai 2002. Le second, en particulier, relativise
le succès de Le Pen du point de vue des chiffres sans que cela l'amène
à sous-estimer sa signification politique. En effet, la paire Le Pen-Mégret
a totalisé le 21 avril 500 000 voix de moins que la paire Le Pen-Villiers
en 1995.
Sur ces mesures, on lira : "Plan d'aide au retour à l'emploi (PARE):
en rire ou en pleurer (de rage)?", et "Prime pour l'emploi: un cadeau
empoisonné" in Tsunami, n°3, printemps 2001, pp.20-23. Voir aussi
Gilles Gourc, " La " refondation sociale " vue au travers du Pare
", Les Temps Maudits, n° 13, p.5-12.
Il faut évidemment nuancer ce propos, en tenant compte de ce que disait
Miguel Chueca dans son " A propos s'un plaidoyer pour une " gauche "
sécuritaire ", Les Temps Maudits, n° 14, p. 28 et 34-35 à
la note 5, quand il rappelait fort à propos qu'il faut tenir compte des
ouvrier qui ne votent pas, soit parce qu'ils ne veulent plus, soit parce qu'étant
étrangers, il ne le peuvent pas. Il faut aussi tenir compte du fait qu'une
partie de l'électorat ouvrier et plus généralement populaire
a depuis toujours voté à droite.
3. Les données ont été
prises d'un sondage du CSA, réalisé à la sortie des urnes
au cours du premier tour des présidentielles et cité in "Le
13 mai de Jacques Chirac" (seconde partie), in À contre courant, n°
135, juin 2002, p.8.
Sur la question de l'immigration, on consultera avec profit les travaux d'Emmanuel
Todd, en particulier Le Destin des immigrés : assimilation et ségrégation
dans les démocraties occidentales, Paris, Seuil, 1994, où il analyse
les différentes communautés immigrées et leur capacité
d'intégration à la lumière de leurs structures familiales.
Bien que le schéma interprétatif laisse beaucoup de problèmes
en suspens, le livre est stimulant et ouvre de nombreuses pistes à la réflexion.
On lira à ce sujet le texte assez stimulant de Jean-Claude Michéa,
L'enseignement de l'ignorance, Castelnau-le-Lez, Climats, 1999.
À en juger par les premières mesures prises par le gouvernement
Raffarin, il semble bien que la course en ce sens n'est pas près de s'arrêter
et que de nouveaux records répressifs seront bientôt battus.
Sur l'évolution du FN, on lira les livres d'Alain Bihr, Pour en finir avec
le Front National, Paris, Syros, 1992 et Le spectre de l'extrême droite:
les français dans le miroir du Front National, Paris, Ed. de l'Atelier-les
Ed. ouvrières, 1998.
Deux livres me semblent montrer correctement les transformations produites au
sein de la classe ouvrière et les conséquences qui s'ensuivent :
Éric Maurin, L'Égalité des possibles, Paris, Seuil, 2002
- dont j'ai tiré nombre des considérations exposées plus
haut - et Stéphane Beaud et Michel Pialoux, Retour sur la condition ouvrière,
Paris, Fayard, 1999 (cf. Temps maudits, n°8). Ce dernier est le résultat
d'une enquête qui a duré plusieurs années dans les ateliers
Peugeot de Sochaux-Montbéliard, en particulier sur les OS, qui montre très
bien les motifs du vote FN dans les milieux ouvriers
|
|